Voici plus de trente ans que Svetlana Alexievitch écoute, sollicite et consigne les mots, les récits des autres, tous témoins ordinaires de leur temps, pour composer ce qu’elle appelle des « romans de voix ».
Cette fois-ci, elle ausculte un « type d’homme particulier, l’Homo sovieticus ». Un individu passé sans transition de l’utopie socialiste à une nouvelle forme de nihilisme, enjoint de jouir de sa liberté toute neuve, essentiellement synonyme de consommation effrénée, d’inégalités sociales criantes, de conflits d’une violence effarante entre les peuples anciennement rassemblés derrière le drapeau de l’URSS.
En fait, deux générations se côtoient dans les pages. D’abord les sexagénaires, élevés dans le culte de Lénine, Staline et de l’héroïque Armée rouge, qui connurent l’enrôlement obligatoire dans les Jeunesses Communistes, l’ombre encore menaçante du goulag. En août 1991, ils étaient dans la rue pour s’opposer au putsch contre Gorbatchev et défendre une certaine idée – théorique, sublimée – de la liberté. La seconde génération, leurs enfants grandis après la chute du système, plongés dans un chaos économique, spirituel et moral, semblant sans issue. Plus souffrants, peut-être, que ceux qui les ont précédés, car comme privés de la faculté d’espérer ou de rêver, si ce n’est d’exil.
Si les histoires se ressemblent et se recoupent, l’écrivaine se garde de tenter d’en dresser une synthèse. C’est dans leur diversité, autant que dans leurs similitudes, que réside toute la richesse de ce grand livre humaniste. Infiniment douloureux et formidablement vivant.
